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2e Prix - Au Revoir Corps

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Par Alice Duclos

 

Il était une époque où tu étais une enfant, où tu avais l’insouciance collée à la peau, où ta différence ne te séparait pas des autres. Tu te sentais belle, tu te sentais forte, tu te sentais courageuse, empreinte du bonheur simple d’être une enfant. Tu avais soif de vie, une curiosité à toute épreuve, une envie de tout découvrir avec ta belle innocence.

 

Et puis il y a eu ce premier regard. Ce regard inquiet face à toi à table qui t’a surpris par son silence écrasant. Maman, ta maman qui observe du coin de l’œil chacun de tes mouvements de fourchette. Elle est devenue la spectatrice indésirable de ta nutrition quotidienne. Serais-tu différente ? C’est ainsi que tu découvres la honte. Tu passes de ta vie d’enfant, à la vie de funambule marchant sur le fil tranchant de la grossophobie.

 

Son regard te dérangeait. Il te dérange toujours. Tu sens qu’avec lui un compte à rebours s’est mis en route. Comme un sablier de misère qui va rythmer ta vie de petite fille, de jeune fille, et puis de femme. Ce regard tu le retrouves dans les yeux de ceux que tu aimes, dans le regard des inconnus, dans le regard de tous ceux que tu croises. Ce regard est le seul reflet que tu vois de toi. Tu n’existes plus en dehors de leurs yeux.

 

Ce premier regard c’est celui qui a mis fin à ta vie d’avant, ta vie d’enfant. Tu n’es plus toi, tu n’es plus heureuse, tu n’es plus qu’un corps qui n’est voué qu’à s’effacer. Un regard comme un premier cri strident qui va tout bouleverser en toi.

 

Ta vie enchaîne les premières fois, les premiers vêtements qui ne passent pas, les premiers rires des gens autour de toi, les premières insultes lancées avec dégoût, les premiers régimes, les premières cicatrices qui ne se referment pas, les premiers désespoirs, les premières dépressions.

 

Les souffrances sont nombreuses et vicieuses. Tu sens en toi que le monde a perdu son sens. Tu te sens démunie face au rejet des autres pour ton corps qui jusqu’à lors n’avait rien de détestable. Ton corps tu l’aimais et tu t’y sentais bien.

 

Pour la première fois, tu te joins à eux. Pour la première fois, tu leur donnes raison ; ton corps est un fardeau détruisant ton bonheur. Tu seras malheureuse tant que celui-ci n’aura pas atteint la minceur du bonheur. Tu dois rentrer coûte que coûte dans le moule asphyxiant de la minceur. Tu t’imagines déjà triomphante dans un corps plat, un corps opposé au tien. Tu ne pourras accéder au bonheur qu’une fois que la balance te l’aura autorisée. C’est l’épreuve ultime, l’épreuve à surmonter pour que ta vie puisse enfin commencer.

 

Une année passe depuis ce premier regard. Tu as huit ans. Tu es triste.

 

Tu t’éloignes des premières fois et tu deviens maître dans la répétition. Tu sais comment faire danser le contenu de ton assiette pour aider le repas à durer et ne plus jamais être la première à finir de manger. Tu as appris à refuser de la nourriture alors que ton estomac s’égosillait de douleur au plus profond de toi. Tu as l’habitude de jouer, de faire semblant d’être heureuse alors que tout en toi s’effondre.

 

Tu as huit ans et tu te refuses d’être qui tu es. Tu t’effaces au profil de celle que tu aspires devenir. Tu as huit ans et tu as déjà compris que le monde ne t’accepte pas, et que c’est de ta faute à toi !

 

Les années passent et les kilos se multiplient. Ils marquent le signe visible de ton échec, de ton manque de contrôle face à la nourriture. Tu n’es qu’échec aux yeux des autres, tu n’es que tristesse dans les tiens. Tu n’arrives plus à faire face à ton reflet, tu n’es plus qu’une ombre cachée derrière un sourire forcé.

 

Les années se ressemblent et se mélangent au son des traumatismes de ta vie de grosse. Ta vie de grosse puisqu’elle a mis fin à ta vie de gosse. Tu n’as plus d’enfance, seulement une quête, une quête du Graal sans gloire où le courage est remplacé par un manque de volonté.

 

Et puis tu grandis, et tu grossis, 2 ans, 3 ans, 5 ans, 10 ans, et 15 ans se passent. Tu continues de perdre face au regard des autres. Tu ne marches plus d’un pas insouciant dans la ville de laquelle tu es tombée amoureuse. La belle ville de Luxembourg surplombant une magnifique vallée verdoyante. Ses dénivelés deviennent des rappels stridents de ton corps. Cette ville qui t’allait si bien est devenue comme une camisole trop petite qui t’asphyxie. Tu n’y marches plus, elle ne te va plus, tu as perdu un de tes plus grands repères dans ces rues trop étroites pour toute la douleur que tu portes.

 

Tu déménages et t’éloignes de tes racines, tu découvres les Pays-Bas. Tu alternes les moments de déconstruction et de reconstruction en découvrant un nouveau pays où les gens sont plus accueillants, où on s’intéresse plus à toi qu’à ton corps et ton apparence. Tu admets ta souffrance et ta maladie. Elle porte un nom, c’est la dépression chronique accouplée à la boulimie.

 

Commencent les premiers traitements ou tu apprends à voir, à ressentir ces traumatismes qui t’ont suivi toute ta vie. Tu apprends le néerlandais grâce à tes thérapies successives et tu apprends un nouveau langage dans lequel les émotions ont une place. Tu leur permets de faire partie de toi. Tu ne cherches plus à les enfermer dans une boîte au plus profond de toi. Tu commences à leur donner une place en toi, peu importe la douleur qu’elles te causent par leur intensité. Tu apprends dans ce nouveau pays que ta santé mentale est tout aussi importante que ta santé physique. Ton nouveau pays d’accueil te comprend et t’accepte, dans toute ta complexité.

 

Ainsi adviennent les premières douleurs emprises de panique. Tu as 20 ans d’émotions réprimées qui refont surface. Tristesse, peur, et colère sont maîtresses de toi, tu as l’impression d’être une plaie ouverte, suintante, un abysse sans fin. Le chemin vers la guérison te paraît impossible, comment accepter tout le mal que tu t’es infligé toutes ces années.

 

Et puis un jour tu te rends compte que tu n’as pas passé ta journée à te haïr, que tu as souri à ta réflexion dans le miroir. Ton corps n’a pas changé, mais pourtant tu te sens belle. C’est la première fois que tu te sens légère, que tu te sens toi-même. Tu te demandes si ce n’est pas le début de la folie. Tu avais pour habitude de te détester, ce nouvel amour que tu ressens pour toi à un goût de transgression et d’impossible. On t’avait pourtant dit que tu ne pourrais être heureuse dans ce corps.

 

Ta vie avait-elle été un mensonge ? Tu te sens trahie par ce monde qui t’a conditionné à détester ta différence et par ce corps si merveilleux qui t’a préservé toutes ces années.

 

Tu te mets à marcher, à marcher pour prendre ta place dans ce monde accueillant. Tu parcours les canaux au fil des ponts, à la recherche de toi-même. C’est une quête au fil de l’eau et des ponts qui chaque jour te permet un peu plus d’exister. Tu commences à prendre de la place, à te donner de l’espace pour vivre. Ton corps devient un allié sur le sol néerlandais. Tu t’es expatriée pour échapper à ta douleur, et tu es restée par amour pour toi.

 

La Hollande restera toujours pour toi le pays des nouvelles premières fois qui n’appartiennent qu’à toi. La première fois que tu as porté une robe moulante, la première fois où tu as marché la tête haute et souriante, la première fois que tu as dit tout haut « je t’aime » à ton corps, la première fois que tu as mangé seule en public, la première fois que tu t’es autorisée à être ouvertement celle que tu as toujours été.

 

Cela fait plusieurs années de premières fois, de deuxièmes, de troisièmes fois auxquelles de nombreuses fois firent suite. Ton corps a changé, toi aussi tu as changé, tu as retrouvé une forme de paix avec toi-même. Tu vis toujours aux Pays-Bas. Tu parcours toujours à pied les canaux qui symbolisent la renaissance. Tu deviens maîtresse de la répétition. Maîtresse dans l’acceptation de soi.

 

Ton corps a porté la vie après t’avoir redonné la vie. Tu as su apprécier le changement de ton corps durant cette magnifique grossesse. Tu as compris que ce premier regard qui te hante toujours aujourd’hui était empli d’une peur malsaine motivée par l’amour que ta mère te porte. Tu as compris que ce regard n’était pas la faute de ta maman. Maintenant que tu le sais, tu t’es promis de ne pas laisser tes peurs dicter ta maternité. Tu te laisses inspirer par la liberté que les Pays-Bas t’ont offerte et tu espères pouvoir la transmettre chaque jour à ton enfant.

 

Avec le temps, tu t’es rendu compte que tes douleurs passées sont comme les canaux qui divisent Amsterdam. Ta guérison s’exprime dans ton ingénieuse construction de ponts pour te permettre de te reconnecter aux parties de toi que tes traumatismes t’ont longtemps amené à renier. Chaque année qui passe révèle de nouvelles constructions, de nouveaux aménagements dans l’architecture de celle que tu es. Tu laisses tes émotions glisser sur les gracht, tu les laisses suivre leur cours, prenant le temps de les accueillir pour mieux les laisser glisser. Parfois les ponts que tu as construits te paraissent inatteignables face aux émotions le long desquelles tu dois marcher pour pouvoir les surmonter. Et tu te laisses patiemment le temps et la compassion de tout ressentir. Tu apprends toujours à vivre sans jamais oublier le chemin parcouru. Tu es devenue une aventurière, une guerrière revenant de loin.

 

Jour après jour, tu ressens l’intensité de la belle ville d’Amsterdam au plus profond de toi. Tu as pour toujours en toi l’âme de cette dame qui t’a permis de retrouver celle que tu es.

 
 
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