Par Vincent Bonnin
Il arrive souvent, lors de voyages au long cours qui semblent nous transporter aux confins du monde connu et aux limites de notre esprit d’aventure, de croiser d’autres voyageurs au backpacker hostel du coin. Et le cœur gonflé par nos exploits de la journée, il arrive parfois que leurs histoires fassent retomber brusquement le soufflé qui enfle notre petite estime personnelle. Notre voyage a soudain l’allure d’une croisière de luxe, option sans iceberg, sur une mer d’un bleu caribéen d’un ennui écœurant. Couple d’Espagnols autour du monde. Ils ont conçu leur enfant au Paraguay, elle a accouché en pleine Amazonie, ils traversent le monde pour y trouver le bout de terre sur lequel ils s’installeront. Cycliste scandinave croisé en Iran, parti depuis 5 mois, dont le strict nécessaire est trimballé sur les routes les plus reculées du monde, à coups de pédale, sur un cadre déjà ressoudé 2 fois. Amis motards partis d’Inde en Enfield, rencontrés sur une plage des Célèbes, sans plan de voyage précis mais en route pour la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Jeune Néerlandais en pleine crise d’identité, parti fuir une vie dont il ne veut pas, en quête d’une adrénaline qui le révèle à lui-même, décidé à inclure l’Afghanistan sur sa route…
J’ai souvent envié ces voyageurs, leur façon de vivre leur liberté avec culot, leur dénuement qui appelle l’aventure. Car soyons clair, partez bien équipés avec un plan de voyage et l’aventure vous fuira soigneusement. Au contraire, partez seul dans une direction vague avec un manque d’équipement qui frise l’inconscience et l’aventure vous tombera dessus avant que vous ne l’attendiez.
C’est au Kirghizistan que j’avais croisé le chemin de William. Dreadlocks immenses posées sur un visage de viking aux yeux rieurs et bienveillants, son attitude transpirait l’effronterie à chaque pas et il était évident dès le premier abord que le loustic serait d’une compagnie peu triste. Il était très regardant sur ses dépenses, aussi avait-il volontiers accepté de partager une chambre, non sans avoir rapidement marchandé avec le prix de la nuit. Nous avions passé une bonne partie de la nuit à rire aux éclats du cocasse de ses aventures, toutes plus pagnolesques les unes que les autres. Ses conseils sur la cuisine improvisée à base de fourmis rouges remportant certainement le plus de succès.
Quelques mois plus tard, j’étais de retour à ma vie sédentaire et il était de son côté parvenu en Slovénie. Je décidais de le rejoindre quelques jours dans un coin reculé du nord du pays. L’automne était déjà très avancé et il avait déjà neigé depuis quelques jours sur le paysage préalpin. Nous nous retrouvâmes dans une auberge locale, avec le plan de partir le lendemain camper dans les hauteurs. J’avais déjà bivouaqué plusieurs fois, mais jamais dans la neige. Je tentais de me rassurer en songeant au molletonnage de mon duvet -10° et en pensant, bien naïvement, que le pire qu’il puisse nous arriver était simplement d’avoir froid. William, lui, semblait hermétique à toute notion de danger. Un détail concentrait nos préoccupations, nous n’avions pas de carte. Mais sur un prospectus de tourisme local, l‘aubergiste réussit le soir même, à griffonner un chemin.
Nous nous mîmes en route sous un froid humide, les nuages étaient bas, entourant déjà les cimes alentours. Pourtant, très vite, le chemin facilement trouvé nous emmena sur un versant dégagé, et après quelques heures de marche nos raquettes nous portaient sur la neige fraiche d’un paysage lumineux. Les méandres du chemin dans la pente étaient facilement distinguables et nous avancions d’humeur légère, jusqu’à ce que le relief s’ouvre sur une faible dénivellation. Le croisement indiqué sur le plan était bien visible, mais une surprise nous y attendait. Un homme en arme arrivait d’une bonne allure depuis la direction opposée. Son apparence formait un étrange mélange entre un GI et un moniteur de ski, un insigne sur son manteau attestant de son appartenance au corps des armées. Il ne parlait pas un mot d’anglais, mais à grands renforts de gestes enthousiastes, il nous fit comprendre qu’il ne fallait pas prendre le chemin que nous pensions suivre. Puis il nous salua brièvement et se mit en route sur le même pas rapide, nous laissant l’option de faire demi-tour ou de prendre sur la gauche une direction qui sortait rapidement du champ de notre carte ridicule. Le demi-tour était évidemment exclu et William n’étant pas follement épris d’autorité militaire, nous décidâmes de continuer malgré tout, après avoir vérifié que la topographie ne se prêtait pas aux avalanches.
Plusieurs heures passèrent sans rencontrer personne d’autres, jusqu’au plateau où nous installâmes notre tente dans une clairière de conifères. La fin de journée fut passée à protéger notre tente d’une muraille de neige, à allumer un feu, puis à manger. Je ne me souviens pas exactement de l’heure de notre couché, mais je me souviens très bien de celle à laquelle nous fûmes réveillés.
Je suis réveillé en sursaut, mes sens sont tellement saturés par un vacarme terrifiant que je mets plusieurs secondes pour me raccrocher à la situation, la montagne, la tente. En revanche, mon esprit n’arrive pas à assimiler les détonations qui éclatent avec furie et résonnent tout autour. Je suis pétrifié et un coup d’œil à la tête de William m’indique qu’il n’en mène pas plus large. Il hurle ‘’Putain, c’est la guerre !’’. Car oui, je reconnais moi aussi à présent le bruit fracassant des armes. Tout le fond sonore d’une zone de guerre déchire l’espace, des armes automatiques qui rafalent, des détonations plus sourdes qui nous convulsent de terreurs dans nos duvets. Nous entendons même les balles qui sifflent. Puis je comprends. Je fais le lien avec le GI des neiges, qui a probablement dû nous indiquer que nous nous dirigions droit vers l’exercice militaire de l’année. L’absurdité de notre situation pourrait être comique si nous ne craignions pas pour notre vie. Je songe un court instant à appeler, les secours, la police, peut-importe. Mais l’énormité de la conversation m’en dissuade. ‘Bonjour, on est en train de camper là et ça tire partout autour de nous, vous pourriez leur dire d’arrêter !’’. Le calvaire semble interminable, c’est toutes les munitions de l’armée slovènes qui semblent en train d’être tirées. Nous restons de longues heures comme cela, littéralement terrifiés, plaqués au sol pour éviter les balles perdues. Notre superbe d’aventurier nous a fuie, et nous nous sommes retrouvés comme deux chats hagards qui viendraient de tomber dans une piscine, le regard dilaté, le poil aplati.
Les coups de feu s’arrêteront vers 2h du matin… il nous en restera heureusement une histoire à raconter lors de prochains voyages.
Vincent Bonnin
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