Par Claire Faugeroux
Elle regarde à travers le hublot. Sa fille lui a laissé le siège à côté, la meilleure place, pour qu’elle puisse en prendre plein les mirettes. L’avion amorce son premier virage, direction la piste de décollage. Son rythme cardiaque s’accélère. Il faut dire que depuis quelques heures, Bep est en terre inconnue. Loin, très loin de sa zone de confort.
Elle a découvert les halls de l’aéroport et les panneaux d’affichage devant lesquels chacun cherche son vol, persuadé qu’il a été oublié — avant de constater avec soulagement quelques secondes plus tard que non, l’avion figure bien sur la liste, et l’embarquement aura lieu porte B12.
Et puis, il y a eu les innombrables escalators, son premier passage à la sécurité, où on a dû presque s’époumoner (son ouïe n’étant plus ce qu’elle était) pour lui demander de lever les bras et de ne pas bouger, dans un scanner aux allures de cabine de douche. S’en sont ensuivis des mètres et des mètres à parcourir (un véritable périple façon Koh-Lanta, pour ses jambes affaiblies par le temps), avant de pouvoir s’asseoir et attendre, patiemment, qu’une voix féminine dans un haut-parleur les invite à embarquer.
Elle a éteint son appareil auditif et n’entend pas le bruit des engins que l’on prépare, les réacteurs et les moteurs, la climatisation insolente (le rayon surgelés du supermarché n’a qu’à bien se tenir), les instructions de sécurité. Elle regarde autour d’elle et capte néanmoins des bribes de conversation. Les bébés à qui l’on bouche les oreilles ; les habitués, le nez plongé dans leur livre même au moment du décollage, un poil blasés ; ceux qui écrasent la main de leur partenaire, légèrement penchés en avant, pour lutter contre leur phobie des transports, et un enfant qui commente tout haut ce qu’il voit (“Papa regarde, il y a un gros monsieur qui ronfle aussi fort que l’avion !”), faisant rire ses voisins de siège.
Elle quitte la terre ferme, pour la première fois, à quatre-vingts ans.
Bep a toujours été fascinée par les nuages. Une chance qu’elle soit née aux Pays-Bas, où ils sont légion et aiment se blottir les uns contre les autres, parfois toute la journée durant, formant un ciel gris digne d’une toile de maître. Mais passer au-dessus des nuages, c’est autre chose. Lorsque l’avion trouve sa vitesse de croisière (un comble, pour un avion) et passe au-dessus d’une mer de coton soyeux dans laquelle on plongerait bien, le doute s’installe en elle. Les nuages sont-ils en dessous de l’engin, ou l’avion est-il à l’envers ? Sa fille lui assure que non, elles ne sont pas à l’envers, personne dans l’avion n’est à l’envers. Sauf peut-être les gens qui vivent en Australie.
Lui avec qui elle avait partagé sa vie, aurait bien partagé les nuages avec elle. Sans valises et sans prévenir, il était parti pour un autre voyage.
Il rêvait d’aller en Angleterre ou en Scandinavie. Comment avait-elle pu l’empêcher de découvrir le monde, sous prétexte qu’elle n’osait pas ? Finalement, voler, ce n’était pas la mer à boire (un comble, lorsqu’on vole).
*
Plusieurs années ont passé, mais le souvenir de ce premier trajet en avion demeure ancré dans sa mémoire. C’est ainsi que voyagent les vieilles âmes. En fermant les yeux, pour revivre ces vacances au camping, dans le sud-ouest de la France. Pour se rappeler l’odeur des pins et des barbecues tard dans la soirée entre copains, le concert des cigales, les tomates-mozzarella et les coquillettes cuisinées au réchaud, la première caravane et la crevaison sur la route des vacances. Les enfants, qu’une mystérieuse langue universelle permet de jouer avec les voisins d’emplacement, des petits Allemands, des Belges ou encore des Français. Le premier séjour à deux, parce que certaines amours de vacances se transforment en histoires vraies, qui séparent les parents de leur progéniture.
Et les longs trajets en voiture, qu’il affectionnait tant — car il savait prendre le temps. Ils s’arrêtaient dans un hôtel le soir, pour reprendre des forces et poursuivre, le lendemain matin, la route des vacances. Parce qu’après tout, le voyage est aussi important que la destination. Il faut en savourer chaque étape.
Ils ne sont jamais partis chasser les aurores boréales ou les monstres au fond des lochs écossais. Monter l’auvent de la caravane, lire à l’ombre d’un parasol, tremper les doigts de pied dans une rivière serpentant entre les arbres, c’était ça, l’aventure. Le bout du monde n’était pas encore à portée de clic, il naissait dans l’imaginaire.
Elle regarde par la fenêtre donnant sur son petit jardin. Les nuages dessinent un bestiaire tout droit sorti d’un conte de fées. Voilà que l’on demande soudainement aux gens de ne plus voyager. Les halls d’aéroport restent vides, les emplacements de campings voient pousser des herbes folles, les hamacs se balancent doucement au gré du vent, les rues des capitales huppées sont désertes. Le monde est en pause. La vieille dame est assise sur le canapé, un rayon de soleil perce le ciel et vient se refléter doucement contre la vitre. Elle pose sa tasse de café vide et le livre qu’elle tient entrouvert sur ses genoux.
Elle ferme les yeux. Et repart en voyage…
Claire Faugeroux
Comentários