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Ce qui compte - 1er prix du concours de nouvelles

Dernière mise à jour : 29 août 2021




Tout ce qui compte, écrit par Hélène Diao, a remporté le premier prix de notre concours de nouvelles.


Je veux un gars bien. Un gars qui m'écoute, qui comprend mes silences, mais surtout qui me laisse tranquille quand j’ai mes sautes d'humeur et que j’ai besoin de claquer toutes les portes de la maison. Je suis plutôt jolie. J’ai beaucoup d'humour et de répartie, j’ai de la conversation, du caractère, un peu trop même parfois, je suis cultivée, sportive. Alors pourquoi je n’arrive pas à rencontrer cette perle rare ?

Je me demande pourquoi je suis toujours célibataire, mais en fait je connais la réponse.

J’ai perdu ma jambe gauche à vingt ans dans un accident de vélo stupide et typique des soirées de jeunes qui dégénèrent bien comme il faut. Nous étions trois copains à vélo, rentrant gloussants et ivres morts d’une soirée en boîte sur Rembrandtplein. Nous avons grillé un feu. Nous n’avons pas vu la voiture arriver à toute vitesse sur Marnixstraat. Mes copains n’ont pas eu une égratignure, ça s'est joué à un quart de seconde. Moi, j'ai été fauchée de plein fouet.

Je ne l’ai su que plus tard, quand je me suis réveillée dans la chambre blanche aveuglante de l'hôpital avec maman qui me serrait la main si fort qu’on aurait dit que ses jointures allaient craquer. C’est ça qui m’a réveillée en fait, maman qui serrait ma main fort. Sa main contractée sur la mienne, c’est la première chose que j’ai vue et ressentie. Elle pleurait, et elle a poussé un petit cri quand elle m’a vue ouvrir les yeux “Annelies ! ”. Elle m’a enlacée, j’ai senti son parfum, ça m'a fait revenir doucement à la réalité. C’est elle qui m’a annoncé que j’avais perdu ma jambe, elle était dans tous ses états. Je n'ai pas compris ce qu'elle me disait au début, car je ne me souvenais pas de l’accident, mon cerveau n'était qu’une masse brouillardeuse. Parce qu’en plus d’avoir perdu ma jambe, j’avais écopé d'une bonne commotion cérébrale dont je mettrais plusieurs mois à me remettre.

Donc c’est maman qui m’a annoncé la nouvelle. Ça ne pouvait pas être quelqu’un d’autre. J’ai appris plus tard qu’elle avait coursé tous les soignants du service pour leur faire comprendre que c'était à elle et à elle seule de me faire cette annonce douloureuse. Mon médecin avait fini par s’incliner. Je lui en serai toujours reconnaissante. Je n’aurais pas aimé partager la violence de ma réaction avec qui que ce soit d’autre que maman. J’ai hurlé, pleuré, vomi, et au final je me suis évanouie à la vue de ma demi-jambe empaquetée dans des mètres de gaze et de bandages. Maman m’a serrée fort dans ses bras pendant ma crise, elle a pleuré avec moi, elle m'embrassait les cheveux, murmurait en boucle “ Ça va aller... ”, comme pour s’en persuader elle-même. Les infirmières ont vite débarqué avec tout ce raffut, et c’est à ce moment-là que je me suis évanouie, un affreux goût de bile dans la bouche.

J’ai bien sûr eu du mal à accepter ma nouvelle condition. Ma “ nouvelle condition ”. C'est comme ça que les médecins y font référence. Ça fait chic. Mais ça ne l’est pas. Tout nouveau, tout moche, voilà mon avis. Le moignon, la chair atrophiée, les douleurs fantômes. Douloureux, et surtout flippant. Je me suis cassé la figure un nombre de fois incalculables en voulant sortir de mon lit en “ oubliant ” que je n'avais plus qu'une jambe. Ça semble hyper débile mais c'est très commun. A chaque fois c'était un brutal retour à la réalité. Et moi qui enrageais et jurais au sol, jusqu'à ce que maman vienne me relever gentiment.

Mon moignon et moi on a doucement appris à s'apprivoiser. Il a bien fallu apprendre à vivre avec une seule jambe et tout ce que ça implique. J’ai changé trois fois de kiné, la plupart n’en pouvaient plus que je les engueule comme du poisson pourri. Au final c’est Brenda qui s’y est collée, et ça a cliqué tout de suite entre nous. Peut-être parce qu’elle était plus jeune que ses prédécesseurs. Peut-être aussi parce qu’elle parlait avec le “ g ” doux qui révélait ses origines du Brabant. Plus je l’engueulais, plus elle souriait et me répondait des choses du style “ J’aime ton énergie Annelies! ”, “ Vas-y gueule, moi aussi je gueulerais si j'étais à ta place ! ”, “ ”Eh ouais la vie ça fait chier, potverdorie !”.

Elle ne s'apitoyait pas sur moi, ne s'énervait pas quand je lui parlais mal, elle me poussait dans mes retranchements et me faisait comprendre d'où venait ma colère. Oui, elle était partie ma putain de jambe, partie pour de bon, et je ne la reverrai plus. Mais ce qui comptait, c'était que moi je sois toujours en vie, et c'était à moi de décider ce que je voulais en faire de cette vie. C'était son discours. Et c’est un peu ça qui m’a sauvée. J’ai appris à me déplacer avec des béquilles et en fauteuil roulant, puis j’ai eu ma prothèse. Je n’ai pas du tout aimé cette période “ Robocop ”, cette demi-jambe en métal que je devais intégrer à mon quotidien. Avec un faux pied en bois. La déprime totale. Ça allait être compliqué d'être séduisante avec cet attirail.

Petit à petit, la vie est redevenue un peu ce qu'elle était, avec les cours, les sorties au bar, les copains et copines. Tout ça s'est fait très lentement. Au début, je refusais de sortir, mais j’ai eu la chance d'être entourée de ma mère et de quelques amis fidèles qui m’ont mis des coups de pied au derrière quand j’en avais besoin. Je me déplaçais plus facilement, j’ai lentement accepté mon sort en quelque sorte. J’ai repris le vélo avec un vélo couché. C'était étrange au début mais j’y ai repris goût lentement. Et je n’allais pas très vite.

Depuis mon accident je n'avais pas vraiment eu la tête au flirt et à la séduction en général. Mais ça me manquait bien sûr. Les plaisirs solitaires ça va bien cinq minutes. Et les “ coups ” d'un soir”., eh bien étonnamment, avec une jambe en moins, c'est plus compliqué !

Je m'étais un peu essayée aux sites de rencontres mais ça m'avait vite démoralisée. Au début, je cachais mon handicap, mais forcément quand on avait rendez-vous j'étais démasquée. C'était bête de ma part. La plupart du temps les mecs restaient polis, mais ne donnaient pas suite. Logique. C'était évident que ma jambe amputée calmait les esprits les plus échaudés. Des fois cela me déprimait au possible de voir passer une belle nana en terrasse avec de belles jambes et les regards des mecs qui se retournaient sur elle...La vie me semblait vraiment injuste, mais je me souvenais des paroles de ma kiné Brenda à l'époque, lorsque j'avais gémi et pleuré sur mon sort “ Pourquoi moi ? ” et qu'elle avait répondu “ Pourquoi quelqu'un d'autre ? ”

J’ai finalement eu quelques aventures sans lendemain, mais je n'ai pas réussi à me laisser aller avec un homme au lit. J'ai bien tenté, mais je bloquais. J'avais honte de mon corps mutilé, je ne voulais pas qu'on me touche, surtout pas plus bas que ma cuisse gauche, je sursautais quand ça arrivait. Je n’arrivais tout simplement pas à me sentir à l'aise, mon corps était trop tendu.

Alors, pour la perle rare, j’ai décidé d’attendre.

***

Je me suis focalisée sur mes études. Six ans après mon accident j'ai décroché mon diplôme de comptable, non sans fierté car mes études avaient été sacrément interrompues après mon accident, et ma remise sur pied si j'ose dire. J'ai foncé. Apprendre, c'était la seule chose qui me permettait de respirer, de penser à autre chose, d'oublier un peu l'accident et ses conséquences. Et je pense aussi que j'avais besoin de prouver, de me prouver, que malgré ce corps qui m'entravait pour tout, ma tête était toujours bien pleine et bien faite. J'étais toujours là, bien vivante et déterminée.

Quelques temps après, j'ai décroché mon premier boulot dans un cabinet de comptable sur les canaux, ce qui m’a permis de louer un petit appartement dans le centre. En se penchant sur la petite terrasse on pouvait apercevoir la tour de Westerkerk. J’ai eu l’impression de reprendre ma revanche sur la vie. Même si je pestais souvent en montant les escaliers raides menant à mon appart au quatrième sans ascenseur. Déjà qu’en temps normal ce n’est pas simple, alors avec une prothèse...mais c’est moi ça, j’aime les défis.

Comme il y avait des travaux à faire dans l’appartement, l'agence a fait venir quelqu'un. C'est comme ça qu'un jour Leo a toqué à ma porte. Il est arrivé un matin, plus tôt que prévu, je suis sortie de la douche en trombe pour lui ouvrir. Enfin, en trombe claudiquante plutôt, car je ne porte pas ma prothèse sous la douche. Sa première impression de moi a donc été celle d'une nana appuyée sur une béquille, les cheveux trempés et en bataille, avec une jambe unique sortant d'un peignoir de bain rose à cœurs blancs. Un beau tableau. Je comprends pourquoi il a eu ce sourire rayonnant quand je lui ai ouvert la porte. S'il a été surpris par ce qu'il a vu, il n'en a rien laissé paraître. Mais amusé par la situation, ça, il avait l’air de l'être.

Je l'ai fait entrer. Je me souviens que l'on s'est effleurés par accident dans l'entrée parce que le hall est très étroit. Ça m'a étrangement perturbée. Il a eu de nouveau ce sourire doux et a tendu la main pour m'indiquer de passer d'abord. Il était grand, de mon âge apparemment, mat de peau, aux yeux marrons très clairs, dorés, et aux cheveux ras et bouclés tirant sur le blond. Un mélange intéressant. Un très beau mec. Je ne me suis pas rendue compte que je le dévisageais, c'est lui qui m'a ramenée à la réalité en se raclant doucement la gorge.

Je me suis ressaisie, lui ai proposé de m’attendre sur la terrasse avec un café, et suis partie m'habiller en vitesse. Par la même occasion, j'ai remis ma prothèse. Lorsque je l'ai retrouvé sur la terrasse, il buvait son café en se penchant pour voir la tour de Westerkerk, de la même manière que moi. J'ai trouvé ça vraiment mignon. Il a eu l'air un peu gêné que j'arrive à ce moment-là. Ça m'a amusée.

Je lui ai montré les travaux à faire, il m'a dit qu'entre les deux pièces et la terrasse, il devait y en avoir pour une petite semaine. D'emblée, ça m'a fait plaisir de savoir que l'on allait se côtoyer tout ce temps.

À un moment, j'ai vu qu'il fixait ma jambe, la prothèse était visible sous mon pantacourt. Il m'a demandé le plus naturellement du monde ce qui m'était arrivé. Comme si j'avais juste eu un pansement, une bosse ou un plâtre. J'ai été prise de court et n'ai pas su cacher ma surprise, ni quoi répondre. J’ai quand même (heureusement) réussi à faire taire la voix en moi qui le traitait de rustre. Il s'est excusé et a tourné les talons pour aller chercher le reste de son matériel dans sa camionnette. Après coup, je me suis sentie bien bête de l'avoir mis mal à l'aise et de n'avoir pas pu répondre. Je l'ai laissé travailler et suis partie au travail un peu fâchée contre moi-même.

Le lendemain, j'ai pris soin de prendre ma douche un quart d’heure plus tôt, et j'ai eu le nez fin car Leo est encore arrivé en avance. Même sourire chaleureux lorsque j'ai ouvert la porte. Je lui ai souri aussi. Comme je lui donnais du “ vous ” et du “ monsieur ”, il m'a gentiment demandé de l'appeler par son prénom et de le tutoyer. Ce qui me convenait. Je me suis présentée aussi. Il a hoché la tête et a murmuré mon nom comme pour s'en souvenir. Ça a remué quelque chose dans mon ventre.

Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis surprise à lui lancer “ J'ai eu un accident. ” Comme il n'avait pas l'air de comprendre et penchait la tête sur le côté, l'air perplexe, j'ai ajouté “ Pour ma jambe. ” Il a hoché la tête et m'a demandé si ça faisait mal. Je lui ai répondu que non, plus maintenant. Il m'a dit “ C'est ce qui compte. ” Nous avons souri tous les deux. J'ai filé au travail et lui ai lancé en partant qu'il y avait du café sur la table de la cuisine. Il a crié “ Merci Annelies ! ” de la terrasse, et j'ai entendu son sourire dans sa réponse. Je suis partie le sourire aux lèvres.

Ce jour-là, comme j'avais un rendez-vous client proche de chez moi, je suis rentrée plus tôt. Leo était en train de finir sa journée et se lavait les mains dans l'évier de la cuisine. Il m'a lancé un “ Hoi ! ” chaleureux lorsque j'ai passé la porte. Et toujours ce sourire immense. J'ai eu l'impression qu'il habitait là.

La semaine s’est passée ainsi, entre regards furtifs, petits échanges sympathiques, grands sourires et frôlements dans le couloir. Leo me plaisait. Beaucoup. Je le trouvais beau et lumineux. Je me levais plus tôt pour pouvoir le voir plus longtemps et j’arrivais souvent en retard au travail cette semaine-là. J’aimais sa présence dans la maison, son rire et son sourire, et même sa façon de massacrer les chansons d'André Hazes qui passaient à la radio. J’aimais son regard doux et doré, sa carrure de nageur, son accent du Jordaan bien marqué. Le soir, la maison semblait vide sans sa présence.

Un soir dans la salle de bains, je me regardais nue dans la glace. Je pensais à Leo. Je l'imaginais me caresser, toucher mes seins, les embrasser… Il descendrait beaucoup plus bas... Je divaguais et me touchais… J'ouvris les yeux et vis mon reflet dans la glace, visage rouge de désir, lèvres entrouvertes et en attente, main entre les jambes... et mon moignon, ma saleté de moignon. C'est sûr, ça ne ferait tripper aucun mec. Aucune chance. Je partis me coucher les larmes aux yeux. Qu'est-ce que j’espérais ? Un beau mec comme ça avec une unijambiste. Quelle conne.

Le dernier jour des travaux était un samedi. Je suis allée chercher des croissants. Nous avons pris le café ensemble sur la terrasse. C'était une belle journée chaude et ensoleillée. Je me suis dit que je ne voulais pas en rester là, je voulais continuer à voir Leo.

J’ai pris mon courage à deux mains et je lui ai proposé de dîner avec moi le soir. Mon cœur battait fort dans ma poitrine. Il a eu l'air surpris mais a accepté. J’ai eu envie de faire la danse du bonheur.

Nous avons passé la journée à nous observer en coin, à nous sourire, à nous frôler de plus belle dans les couloirs. Ça devenait évident que l’on se plaisait, et j’en étais ravie. Je sentais un creux dans le ventre qui grandissait à chaque fois que nos regards se croisaient. J'avais mis une jupe longue à fleurs et un haut rouge un peu décolleté. Je suis allée au marché de Lindenmarkt. Beaucoup de vendeurs m’ont suivie du regard et appelée “ schoonheid ”. Ça m'a mise en confiance.

Je me sentais belle et désirable. La fin de journée est vite arrivée, je finissais de cuisiner et il a demandé s'il pouvait prendre une douche. J'ai accepté bien sûr, mais j'ai été très troublée de le savoir nu dans ma maison. J'avais déjà envie de lui. Il est sorti habillé d'un t-shirt blanc et d'un jean, ça faisait étrange de ne pas le voir en tenue de travail. Il s’est excusé de sa tenue, c'étaient des habits de rechange un peu froissés qu’il gardait toujours dans son sac. Je m’en fichais. Je le trouvais encore plus beau comme ça. Et j'avais l'impression de voir enfin le vrai Leo. Il est parti acheter une bouteille de vin puis nous avons dîné sur la terrasse, à la lueur de quelques bougies. La soirée était douce, nous avons beaucoup ri, j'ai beaucoup appris sur lui. Nous avions beaucoup en commun.

Nous avons aussi partagé de beaux silences. C’est étrange à dire, mais le genre de silences qui font du bien. Il m'a dit qu'il me trouvait très belle. Je me suis sentie rougir comme une gamine. Je lui ai confié que je n'avais pas passé un moment aussi agréable depuis longtemps. Il m’a répondu que lui non plus, et nos regards se sont accrochés un long moment. Il m'a aidée à débarrasser, nous nous sommes retrouvés côte à côte dans la cuisine. Un ultime frôlement de nos bras au-dessus de l'évier et un échange de regards brûlants a tout fait exploser.

Nous nous sommes embrassés comme des fous, il m'a soulevée comme une brindille. Nous nous caressions, nous nous embrassions et soupirions dans tous les sens. Il a soulevé ma jupe, j'ai dégrafé son pantalon. Nous avons fait l'amour à la hâte sur la table de la cuisine, dans un élan fou de désir. Ma prothèse ne semblait pas le gêner, et pour la première fois de ma vie d’amputée, je l'avais oubliée celle-là. Nous nous sommes regardés un instant, sonnés et surpris par ce qui venait de se passer.

Nous avons continué dans la chambre. J’ai enlevé ma prothèse. Leo a été très doux, nos corps se sont trouvés naturellement. Pour la première fois depuis tant d'années j’ai laissé un homme caresser ma jambe sans crainte d'être jugée ou rejetée. Je me suis complètement laissée aller. C'était comme si mon corps endormi s'éveillait à nouveau sous ses caresses. J'étais là, mais je n'étais plus là. Nous avons passé une nuit mémorable.

Les mois qui ont suivi, nous étions sur un nuage. Nous nous retrouvions plusieurs fois par semaine, souvent chez moi car la terrasse était devenue notre petit cocon. Le soir, nous prenions souvent le ferry pour aller boire un coup à Noord. Leo aimait aussi faire la course avec moi à vélo, il me narguait en en faisant sans les mains, et mon vélo couché le faisait marrer. Nous allions souvent manger des tartes aux pommes au Noordermarkt, pour écouter parler les touristes dans toutes les langues.

Et puis un jour, je n’ai plus eu de nouvelles. Comme ça. Du jour au lendemain. Plus de Leo. Il ne répondait ni au téléphone, ni aux messages.

Ça m’a blessée comme jamais, c'était comme si l’on m’avait amputée de nouveau, mais du cœur cette fois. Je ne comprenais pas, je ressassais nos conversations et me remettais sans cesse en question. Je savais qu’il n’avait pas de famille sur Amsterdam, alors en désespoir de cause j’ai filé chez son employeur. J’ai tambouriné à la porte comme une possédée, un homme chauve et ventripotent a ouvert, l’air excédé. Je n’ai pu que crier “ Leo ? Où est Leo ? ”

L’homme s’est calmé illico, il a blêmi, m’a demandé qui j’étais ; quand il a entendu mon nom il a balbutié “ Annelies ! C’est toi ! Tu n’es pas au courant ? ” Son air soudain grave a achevé de m'affoler. Il m’a expliqué que Leo avait eu un accident avec la camionnette du travail. Je l’entendais parler au ralenti et d’une voix caverneuse, comme si chacun de ses mots sortait d’une grotte profonde où se cachaient toutes mes terreurs. Ma vue se brouillait, je n'entendais plus rien. Je voyais des images défiler dans ma tête à une vitesse hallucinante. Leo à vélo, ses yeux dorés, son immense sourire, sa voix, son accent. Nous en train de nous embrasser pour la première fois dans ma cuisine, en train de faire l'amour... et puis mon accident, les sirènes stridentes, les lumières vives des camions de secours. Je me suis évanouie.

***

Leo est parti le matin d’une belle journée d’octobre, de celle où l’on se demande si l'été ne reviendrait pas. Il a succombé à ses blessures, comme on dit. Et moi, ça m'a rouvert toutes les miennes. Après l’annonce de son décès, j’ai pédalé toute la journée dans la ville comme une cinglée, ma vue brouillée par les larmes, mon corps secoué de sanglots incontrôlables et de gémissements de douleur. J’ai même sciemment grillé le fameux feu sur Marnixstraat qui m’avait coûté ma jambe, mais dans l’espoir cette fois que quelqu’un, quelque part, ne me loupe pas, me tue et m’emporte dans un nouvel accident retrouver mon Leo. J’ai été à Noordermarkt, j’ai commandé deux tartes aux pommes, une pour moi, une pour Leo. Je me suis goinfrée en pleurant et en me mettant de la chantilly partout. Tout le monde me regardait mais je m’en foutais. J’ai pris le ferry pour Noord, toujours en larmes, sans me soucier du regard des gens, tantôt apitoyés, tantôt effrayés. Je me suis posée au bord de l’Ij avec un pack de Grolsch que j’ai descendu sans pitié en sanglotant toujours. Puis j’ai regardé le soleil se coucher derrière Centraal Station, vidée, saoule et nauséeuse.

Je me suis dit qu'au final, c'était peut-être ça la vie. Perdre une jambe. Perdre un amour. Perdre pour pouvoir gagner un jour et arriver à trouver ce qui compte.





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